lundi 25 février 2013

Un faussaire du FLN, rien à voir avec ceux d'aujourd'hui




Le faussaire des réseaux Jeanson


 Demandez lui l'impossible, et il vous répondra qu'il peut le faire. C'est ce qu'aurait pu dire Jeanson lorsqu'il lui avait demandé deux passeports suisses, réputés inimitables, juste pour le mettre à l'épreuve. Deux jours après, les deux documents étaient entre ses mains. Adolfo Kaminsky, ce faussaire de génie, a même fabriqué de la fausse monnaie, pour la cause. Son parcours atypique mérite d'être raconté.
   
 Tous les Algériens épris de leur histoire, ou un tant soi peu férus de la matière, ont lu ou entendu quelque chose sur le fameux "Réseau Jeanson ", ou réseau des " Porteurs de valises " du FLN. Lors du procès retentissant de ce réseau, on a connu les principaux animateurs, mais beaucoup sont restés dans l'ombre. A fortiori, lorsqu'il s'agissait de ceux pour qui les règles de la clandestinité s'appliquaient de façon plus rigide encore. Adolfo Kaminsky était de ceux-là, et son métier exigeait de rester encore plus dans l'obscurité où il passait l'essentiel de son temps, celle des chambres noires en l'occurrence. C'est là que ce photographe doué s'adonnait au plus noble des métiers, en période de lutte révolutionnaire : celui de faussaire. Certains membres du réseau Jeanson sont sortis de l'ombre, notamment lorsqu'ils furent arrêtés et jugés, mais Adolfo Kaminsky a continué, avec d'autres, sans jamais apparaître au grand jour. C'est ainsi qu'il poursuivra ses activités, non seulement au service de la révolution algérienne, mais aussi pour toutes les autres causes qu'il estimait être justes.
Aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années, puisqu'il a dix-sept ans à peine, lorsqu'il débute sa carrière de faussaire. On était dans la France occupée par les nazis, et il s'agissait de sauver le maximum de résistants, et de juifs, de la déportation et de la mort. C'est ainsi qu'il a contribué à sauver des milliers de personnes, en majorité des enfants, grâce à sa fabrique de faux papiers. Il travaillait sans relâche, en ayant en tête que chaque fausse pièce d'identité fabriquée était une vie sauvée, et pour cela, il devait rester éveillé le plus longtemps possible, avoir en tête cette arithmétique mortelle. "Le calcul est simple, se disait-il, en une heure, je fabrique trente faux papiers. Si je dors une heure, trente personnes mourront". L'Allemagne vaincue, Adolfo Kaminsky aurait pu se reposer sur ses lauriers, revendiquer son rôle dans la résistance, et jouir de la reconnaissance, et de l'estime d'après guerre. Il aurait pu oublier le 8 mai 1945, le colonialisme hideux encore présent, et se dire qu'il en avait assez fait pour la durée d'une existence comme la sienne.
C'était oublier que ce petit fils d'un immigrant russe qui avait fui la persécution tsariste, et qui était bolchévik dans l'âme, était toujours habité par la même flamme. Et comme il voulait être de tous les combats pour la liberté, là où il fallait les mener, il a prolongé son engagement de faussaire, comme d'autres auraient rempilé dans un corps d'armée. Durant près de trois décennies, il va améliorer et affiner la technique mise en pratique pour les passeports, et autres sauf-conduits nazis, au bénéfice des "damnés de la terre". Il va ainsi prendre part à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, et une fois celle-ci acquise s'engager dans d'autres combats tout aussi nobles, comme celui des révolutionnaires d'Amérique latine.

                                              
Réseau Jeanson et fausse monnaie

C'est lors de son premier voyage en Algérie, en 1953, qu'Adolfo Kaminsky touche réellement du doigt le caractère exploiteur et raciste de la colonisation. Et il ne sera pas étonné lors du déclenchement du 1er novembre 1954, pas plus qu'il n'est dupe de la propagande sur les "opérations de maintien de l'ordre". Il fréquente alors les milieux intellectuels de gauche opposés à la guerre d'Algérie, parmi lesquels Georges Arnaud (1), et il a avait lu les textes de Francis Jeanson dans la revue "Les Temps modernes". 

Cependant, il était loin de se douter que cet intellectuel engagé par ses écrits, s'adonnait aussi à d'autres activités…moins intellectuelles. Ce n'est qu'en 1957, qu'une amie, Annette Roger, médecin à Marseille, le met en contact direct avec le chef du réseau (voir encadré "Première rencontre"). A partir de là, Adolfo Kaminsky enchaînera la fabrication de faux papiers, l'organisation des filières clandestines, et le transport d'armes pour le compte de la fédération de France du FLN. Comme il le dit, non sans humour, il est passé d'un travail à mi-temps pour le FLN à un travail à temps complet, mais non rétribué. D'où son recours au mont de piété où il dépose des appareils photos en gage pour avoir de l'argent frais. "Avant j'organisais mon temps à cinquante-cinquante. Les commandes de photographies, facturées, me permettaient de produire celles, gratuites, de faux papiers pour le FLN. Aujourd'hui, c'est presque à cent pour cent pour le FLN que je travaille, ma caisse est vide et les dettes s'accumulent", constate-t-il alors avec humour. Un humour jamais démenti, qu'on en juge : "J’ai fait de faux billets de 100 francs au moment de la guerre d’Algérie dans le but de déstabiliser l’Etat en l’inondant de fausse monnaie. A peine mon travail terminé, les accords d’Evian étaient signés. Il m’a fallu un mois pour les brûler".
                                                           Retour en Algérie
Après l'indépendance de l'Algérie, d'autres fronts l'appellent, il y a encore le colonialisme, l'apartheid en Afrique australe, les dictatures d'Amérique latine, sans oublier celle de Franco, dans l'Espagne voisine. Mais en 1971, alors qu'il travaillait avec l'ANC de Nelson Mandéla, tous ses signaux d'alerte, mis en place durant les décennies de clandestinité, se déclenchent. Depuis quelques temps trop de demandes de passeports sud-africains lui parviennent en même temps, et dont il suspecte l'origine. Il se demande si les services sud-africains, très présents en Europe, ne l'ont pas repéré, et ne s'apprêtent pas à mettre fin de façon irrévocable à ses activités. Il n'attend pas d'avoir la confirmation de ses soupçons, et il s'envole pour l'Algérie afin de s'y mettre au vert, comme on dit dans les milieux du renseignement. Au départ, il pensait rester seulement une année, le temps de se faire oublier, ou de se refaire une nouvelle identité. Sa seconde patrie reconnaissante lui délivrera le titre de "Moudjahid", et le décorera pour sa contribution à la lutte d'indépendance.
La "mise au vert" en Algérie durera finalement dix ans, et Adolfo qui était parti en Algérie seul, et quasiment sans bagages, en partira en 1981, avec une famille. Durant son séjour, il avait rencontré Leïla, une jeune algérienne, qu'il avait épousée et dont il avait eu trois enfants. "C'était comme si, à l'âge de cinquante ans j'avais droit à une seconde chance. Une vie bonus". C'est la plus jeune, Sarah, comédienne et scénariste, qui nous a conviés, ce mois de février, à une visite commentée de la première exposition de son photographe de père. Sarah l'a incité à raconter sa vie de faussaire, et lui a prêté sa plume pour la rédaction d'un livre-témoignage, publié en 2009, mais qui n'a pas eu le retentissement mérité. Consciente que son père avait délibérément sacrifié sa carrière de photographe à son sacerdoce de faussaire des causes justes, Sarah Kaminsky a entrepris de le faire connaître sous ses deux facettes.
Quant à l'exposition proprement dite, elle s'est articulée sur deux volets, l'ombre et la lumière, l'ombre représentée par une salle représentant une chambre noire, avec autour des murs blancs où sont accrochées des photos d'art. Dans la chambre noire sont exposés bien-sûr les modèles de faux papiers. On y retrouve ceux "délivrés" au fugitif Francis Jeanson, ainsi qu'à Hélène Cuénat, l'une des évadées de la prison de La Roquette (3). Autour de la "chambre noire", on retrouve enfin des photos réalisées par le photographe, soigneusement enfermées dans des boites à chaussures mais jamais tirées. Adolfo Kaminsky est sans doute passé à côté d'une grande carrière de photographe, mais il doit savoir au fond de lui-même qu'aucune carrière, aussi brillante qu'elle soit, ne peut soutenir la comparaison avec une vie comme la sienne. Une vie que toute une frange de l'humanité aurait aimé vivre.
S.A.
(1) Georges Arnaud, écrivain et journaliste. Il est signataire en 1957, avec Jacques Vergès, du manifeste "Pour Djamila Bouhired". De 1962 à 1974, il s'installe avec sa femme et ses enfants en Algérie, et où travaille comme journaliste à l'hebdomadaire "Révolution africaine" et à l'agence APS. Plus connu comme l'auteur du roman "Le salaire de la peur", inspiré de sa vie aventureuse en Amérique latine. Il est mort en 1987 à Barcelone.
(2) Le 25 février 1961, Hélène Cuénat s'est évadée de la prison de la Roquette, en compagnie de deux autres membres du réseau Jeanson, Evelyne Prouteau et Jacqueline Carré, ainsi que trois autres militantes Zina Haraigue, Fatima Hamoud, et Didar Fawzi.

Première rencontre
En 1957, Adolfo Kaminsky devait rejoindre et épouser Sarah Elizabeth aux Etats-Unis, où l'attendait aussi un emploi, mais sa rencontre avec Jeanson allait changer le cours de sa vie :
"Francis Jeanson, dit "le professeur", je le connaissais déjà de nom. Autour de moi, dans les milieux intellectuels de gauche, quiconque se préoccupait de la cause algérienne avait lu ou entendu parler du livre qu'il avait coécrit avec sa femme, "L'Algérie hors-la-loi". Et puis, j'étais lecteur, à mes heures, des "Temps modernes", la revue philosophique de Jean-Paul Sartre, et je savais qu'il en avait été le rédacteur en chef. J'avais ouï dire aussi qu'il était fâché avec Camus pour avoir fait une critique peu élogieuse de son livre. Personnellement, je n'avais rien à redire sur la qualité littéraire du livre de Camus, cependant je m'étais moi aussi disputé avec lui, quelques années plus tôt, au cours d'une conversation enflammée sur l'Algérie où je lui reprochai sa tiédeur. J'étais assez pressé de mettre un visage sur son nom. Le rendez-vous eut lieu dans l'appartement de Marcelline, au quartier latin. Alors que je pénétrais dans le salon où Francis m'attendait, j'eus la surprise de le reconnaître. Quelques années auparavant, je me trouvais chez la veuve de Romain Rolland où je reproduisais des photos d'archives pour l'édition d'un ouvrage sur la vie de son mari, quand elle avait reçu la visite d'un journaliste plutôt timide qui souhaitait l'interviewer. C'était Francis Jeanson. Désormais, Francis n'avait plus rien d'un timide. Au contraire, il affichait une détermination et une énergie saisissantes(…) Il m'a demandé si j'étais d'accord pour intégrer le réseau.
–Bien sûr, ai-je répondu.
–Oui, mais intégrer vraiment, a-t-il insisté.
–Vraiment, comment?
 – A plein temps. Faire de l'imprimerie. Pouvoir répondre dans l'urgence. Beaucoup de papiers de nationalités différentes. Et le fameux passeport suisse, l'infalsifiable…
Francis s'est alors lancé dans une énumération interminable des besoins en faux papiers pour le réseau…Jamais je n'aurais imaginé que la demande serait si importante. La voix de Francis me parvenait comme un brouhaha assourdi, tandis que mes pensées allaient à Sarah Elizabeth, qui m'attendait aux Etats-Unis…".
Extrait du livre "Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire", par Sarah Kaminsky (Editions Calmann-Lévy).

Paru dans "El-Moudjahid" du 24/02/2013

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