samedi 24 août 2013

Pardon, Zhor, pour nos oublis !


Zhor Zerari, militante, combattante de la Bataille d'Alger, journaliste pionnière, a été inhumée
mardi 20 août, journée du Moudjahid, dans le cimetière de Baba-Hassan, le village où elle a vécu ces dernières années. Trop occupés à célébrer les évènements d'il y a cinquante-sept ans, les anciens combattants institutionnels (ministère, ONM, F.L.N), n'ont pas prêté attention au départ de cette grande dame. Il n'y avait pas la grande foule au cimetière pour lui dire adieu, mais le dernier carré des amis, des confrères, et des admirateurs anonymes, était là. Et ceci aurait suffi à son bonheur, elle qui en a été privée toute sa vie, parce qu'elle a choisi les sentiers aventureux, et périlleux du devoir.  Hommage d'un cadet à son aînée :


Pardon, Zhor, pour nos oublis !


Zhor, je t'imagine juste au lendemain de l'Indépendance, sortie des prisons françaises, et confrontée pour la première fois aux nouvelles réalités, incarnées par ce jeune imbécile qui croyait tout savoir. Je voudrais juste rapporter à ceux qui ne te connaissaient pas, ou qui ne savaient pas, le récit de tu as fait il y a quelques années à mon confrère Boukhalfa Amazit, de ton premier choc, après celui des tortures dans les geôles coloniales (http://che1951.skyrock.com/634038565-ZHOR-ZERARI.html)  : " Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d'avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l'indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Oul-Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m'y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J'étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s'est approché de moi et m'a dit d'un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962...1962... « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune ... « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu... Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n'en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d'une moudjahida ? Dégage d'ici, dégage ! »,  me dit-il, me menaçant de son arme... ... J'ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j'entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu'il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme..." Ces quelques lignes bouleversantes pourraient résumer, à elles seules, ce qu'a été le reste de ta vie, marquée et hantée par les séquelles ineffaçables de la torture. Ce jeune en uniforme flambant neuf, sans doute engagé dans la "lutte armée", après le cessez-le-feu, ne voulait apparemment rien savoir de ton combat, des affreuses tortures que tu as subies : 

"J'ai été torturée dans la salle même où a été assassinée par une défenestration Ourida Meddad. Dans une salle de classe de l'école Sarouy, une école de la République française. Le comble de la perversion pour ces gens venus nous civiliser. Ce n'était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J'ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n'est pas l'instant des tourments qui me torture aujourd'hui. Ce sont les terribles séquelles que j'en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie".

Pardon Zhor, pour cette première grande désillusion infligée par l'Algérie indépendante qui commençait déjà à se déchirer, et à lacérer sa propre mémoire. Il y a longtemps que je voulais le faire, Zhor, je voulais te demander pardon pour cette espèce de lâche résignation devant l'absence. On s'habitue à voir une personne à de rares occasions, puis de moins en moins en dépit des mêmes occasions, et on s'empresse de se résigner à la première nouvelle : "oui, Zhor est un peu fatiguée ces jours-ci". On dit un peu fatiguée, pour ne pas dire, gravement malade, voire agonisante, des mots qui rassurent, un cataplasme pour les consciences. Je te demande pardon, Zhor, pour ces nouvelles blessures d'après guerre que nous n'avons pas su cautériser, pour ces trop longues années qui nous ont laissés te perdre de vue, jusqu'à en oublier ton existence parfois. Je sollicite humblement ton pardon pour moi, et pour tous tes amis, pour tous ceux qui t'aimaient sans se croire obligés de le montrer. Et c'est sans doute cela qui t'a manqué le plus durant toutes ces décennies où tu traversais la vie, comme une ombre, presque en t'excusant de "n'être pas plus loin", tel un personnage de Brel. Mais trêve de larmoiement, Zhor, au moment où nous pleurons autant ta disparition que sur nos propres regrets, de t'avoir si souvent manqués. Pour moi, Zhor, tu étais d'abord l'héroïne de ce qu'il est convenu d'appeler "La Bataille d'Alger", une expression que tu n'aimais pas beaucoup, mais qui sert à désigner une épopée. Tu as été l'une des artisanes de cette épopée, sans jamais en tirer une quelconque gloriole, sans jamais te mettre en avant. Mais comme tu n'étais pas femme à retourner aux cuisines, même sous la menace d'un fusil, tu as repris le combat sous une autre forme en t'engageant dans le journalisme, dont tu as tracé pour nous les premiers sillons. Et c'est parce que nous avons connu une pionnière de ta trempe que nous voulons célébrer un culte à ta mémoire. La mémoire de la consœur engagée, dynamique, que tu as été, lorsque les horreurs infligée à ton corps et à ton âme, te laissaient un peu de répit. Pardon, enfin, Zhor, d'avoir attendu si longtemps pour dire ces mots dérisoires, pour parler de ce que tu as été, et surtout pour rappeler que l'oubli est parfois le plus noir des tombeaux.

Lire aussi l'hommage de Boukhalfa Amazit :