mardi 4 février 2014

Le discours et les méthodes

"Abi, Abi", la fillette habillée comme une "Barbie" arabe, avec voile enguirlandé, interpelle son père comme
on le fait dans les feuilletons religieux en vogue, avec l'Arabe "Fousha" de rigueur. La fillette qui ne doit pas avoir plus de cinq ans insiste en tirant sur un pan de la "dichdacha" de son père, qui a apparemment de la peine à se doter d'une barbe touffue. "Abi, Abi" (Papa, Papa), "Echri li sucette" (achète-moi une sucette). "Echri li sucette", c'est ce qui reste quand on a tout perdu : les deux premiers mots étant d'usage courant, jusqu'à preuve du contraire. Le deuxième n'ayant pas encore trouvé sa traduction dans les feuilletons, cette douceur n'était pas encore inventée, sauf avis contraire des concordistes, au temps béni où l'on parlait un "Arabe châtié". Cette réplique enfantine pourrait résumer à elle seule les tiraillements, et les tentatives de fuite de la réalité qui caractérisent nos sociétés, qui ne savent plus distinguer la piété de la pratique, le bien du mal, le vrai du faux. Une société où la croissance de la pratique, illustrée par l'affluence dans les mosquées, est inversement proportionnelle à la décrue de la foi, ou de la piété. Bref, pour faire court et puisque nous parlons, et vivons, en "R.A.D.P", sigle qui peut prêter à toutes les interprétations, y compris au raisonnement par l'absurde : plus il y a de pratiquants, moins il y a de croyants. Quand la piété est ostentatoire, et se décline en accoutrements, et en décibels, la vraie foi se fait discrète, ou fait semblant d'être sensible au discours ambiant. Lorsque vous traversez un quartier ou une place publique, vous avez l'impression d'être au milieu d'une troupe de théâtre faisant la promotion de sa prochaine pièce, à contenu religieux, bien sûr. À l'exception des jours de match, ou les répliques, et dans une moindre mesure les locuteurs, changent, vous n'entendez que des propos portant de groupe en groupe une sainte terreur, ou une ferveur à brûler les planches. Un vrai marché d'Okaz où dupeurs et dupes font leurs emplettes en toute conscience et…hypocrisie.


Que ceci ne vous inquiète pas trop : nous ne sommes pas seuls dans ce vaste univers de la tartufferie, et de la bondieuserie exacerbée. Le quotidien saoudien édité à Londres, "Al-Hayat", qu'on ne peut soupçonner d'anti wahhabisme, s'est inquiété de ce phénomène dans la société saoudienne. Le titre de l'article "L'addiction au discours religieux" est tout un programme à lui seul, et il constitue un indicateur précieux du degré de préoccupation des autorités du royaume. Partant d'un débat télévisé autour de la notion de "Djihad", et de ses fondements religieux, l'auteur Khaled Al-Dakhil s'en prend à la prééminence du discours religieux, dans tous les cas de figure. "Outre le fait qu'un discours unique réprime le pluralisme dans la société, écrit-il, il dynamite aussi les acquis du développement et de l'éducation. Tout comme il annihile les capacités de la société à s'exprimer en dehors de ce cadre, ce qui a pour effet de créer une espèce de dédoublement de la personnalité qui s'enracine dans la société. Dans l'espace public, tout le monde a recours au discours religieux, ou tient des propos qui ne heurtent pas ce discours. Cependant que dans l'espace privé, où la censure est moindre, et où il y a plus de liberté, le discours change d'orientation, quand il n'est pas en contradiction avec ce qui se dit sur la place publique".

Tout ceci pour en arriver à quoi ? Au fait que l'Arabie saoudite est de plus en plus tiraillée intérieurement par le souci de se conformer à la ligne dure du Wahhabisme, et l'objectif de préserver ses intérêts d'État. L'éditorialiste du quotidien "Al-Hayat" nous dit clairement que le plus grand danger qui guette le royaume wahhabite est d'être en porte à faux avec l'enseignement religieux dispensé à ses sujets. "C'est cet enseignement qui conduit à aiguiser, et à amplifier la contradiction entre les positions, les calculs politiques et les intérêts de l'État, et un discours religieux qui ne voit pas les choses sous le même angle. Le discours inculque des notions comme "les musulmans sont frères, et ils doivent se soutenir mutuellement". Alors que l'État n'est pas en mesure, en même temps de mettre en pratique cette recommandation. Ainsi, la situation en Syrie a accentué cette contradiction, non seulement dans le cas de l'Arabie saoudite, mais dans celui de tous les pays arabes", ajoute Khaled Al-Dakhil.

Quant à l'autre contradiction, celle qui concerne la place d'Israël dans le discours religieux, et dans les calculs politiques, elle semble avoir été résolue. Dans un premier temps, une éminente figure de la monarchie avait envisagé une alliance avec l'État sioniste, pour faire face au nucléaire iranien. La semaine dernière, c'est une autre personnalité saoudienne de premier plan, l'Émir Turki Al-Fayçal, qui a rencontré la sulfureuse Tzipi Livni, en charge du dossier des négociations avec les Palestiniens. Le quotidien "Al-Quds" qui publie l'information, citant les médias israéliens, rapporte que la rencontre a eu lieu en marge de la conférence sur la sécurité à Munich. Les deux interlocuteurs ont évoqué le dossier des négociations israélo-palestiniennes, et l'émir saoudien a fait part de sa satisfaction de voir Tzipi Livni conduire la délégation israélienne. Il faut sans doute rappeler que Tzipi Livni, qui a eu d'autres talents, a défrayé la chronique l'année dernière en révélant qu'elle avait "négocié" dans une chambre équipée de caméras, avec des leaders palestiniens. C'était il y a bien longtemps, bien sûr, lorsque Tzipi était un agent "opérationnel" des services israéliens. Il est évident aujourd'hui que ses charmes sont devenus inopérants, non seulement par la force de l'âge, mais encore par la politique de colonisation de son gouvernement. Le charme est rompu aussi du côté des banques israéliennes avec leurs homologues des pays nordiques : "Al-Quds" nous apprend que deux grandes banques du Danemark, et de la Suède, ont décidé de boycotter trois établissements bancaires israéliens en raison de leur participation à la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. De quoi effacer les caricatures danoises, et raviver le souvenir de ces banques américaines qui financent la colonisation avec des fonds arabes, saoudiens en particulier. Au fait, comment dit-on sucette en arabe littéral ?


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