Qu'on se le dise : Dehbia est revenue !
Cela faisait des semaines, des mois, que nous errions du côté du
Sentier, comme des âmes en peine, en quête d'une présence, d'une ombre,
orphelins, non pas d'une mère ou d'un père, mais d'une égérie, d'une figure. La
Grappe d'Orgueil, rue Montorgueil la
piétonnière, n'avait plus le même attrait, le même magnétisme qui nous attirait
irrésistiblement vers ce bistrot, sans prétentions autres que culturelles. La
"Grappe d'Orgueil", on y allait naturellement, et on s'y donnait
rendez-vous, aussi naturellement, ceux qui habitaient à Paris, ou ceux qui
venaient d'Alger ou d'ailleurs.
Durant les folles années de jeunesse, on se retrouvait "Chez
Saada", qu'on suivait, comme son ombre, de quartier en quartier, de
bistrot en troquet, où les amitiés, les amours aussi, se nouaient et se dénouaient.
C'est d'ailleurs, un Saada en retraite, qui m'a "livré" un jour chez
Dehbia, comme un legs à transmettre à une héritière. C'est ainsi que ça se
passait, puisque les anciens de "Chez Saada", s'étaient tous fait
muter "Chez Dehbia". Ça va, le vieux, on a assez parlé de toi ! Je
parlais donc de prétentions culturelles, parce que "Chez Dehbia", c'est
l'enseigne qui trottait dans nos têtes, on pouvait rencontrer des auteurs de
livres, des romanciers, des artistes et des cinéastes.
Les derniers à en être, avant la clôture de la saison, et l'apparition
du mot fin en bas du générique, ont été, me semble-t-il, nos amis Rachid
Boudjedra et Boudjema Karèche. Mais oui, Merzak, c'est bon d'avoir des amis, et
même de se faire avoir par eux, c'est un peu le sel de la vie. Tu me suis ?
Avant que je n'oublie, il me semble t'avoir aperçu d'ailleurs, lors de la très
belle, et très fastueuse soirée, avec "Rimitti", celle qui a fait
d'une injonction de bistrot un titre de gloire. Elle m'avait invité à faire
quelques pas de danse avec, elle, comme l'a fait jadis Dorothy Mazuka, au
"Play-Boy" d'Hararé, juste avant que les Mugabé et consorts n'en
fassent un désert.
Je sais, je sais, mon succès auprès de ces dames t'a toujours fait de
l'ombre, pour ne pas dire exacerbé, mais ça te passera, comme aux autres,
Merzak. Mais revenons à Dehbia, si tu le veux bien, et même si tu n'étais pas
son préféré. Non ! Dehbia ne nous a pas quittés brusquement, comme le ferait
une mère indigne, ou une maîtresse papillonnante et volage. Il n'y avait rien
de tout ça chez notre Dehbia. Cela faisait même longtemps qu'elle disait
vouloir se retirer, changer d'air, voyager, visiter des continents lointains,
autrement qu'en regardant, et en accueillant les touristes du quartier. Mais
elle le répétait si souvent qu'on avait fini par ne plus y croire, et à finir
une conversation, au téléphone, avec la sempiternelle phrase : "Alors, on
se voit chez Dehbia?".
Eh bien, non, on ne se verra plus "Chez Dehbia", mais on aura
quand même l'impression d'y être, puisqu'elle sera avec nous, Dehbia, ou nous
serons avec elle ! Quand même, il est resté un peu de mélancolie dans l'air,
pas celle qui étouffait Léo Ferré, mais une mélancolie douce-amère. Même Aïssa
qui habite juste à côté, et qui craignait chaque fois qu'il passait dans la rue
Montorgueil, de tomber dans une embuscade éthylique, manifestait son dépit à sa
manière. Chaque fois qu'il rentrait à "La Grappe d'Orgueil", il criait,
à la cantonade :" Dehbia n'est pas là?". Ce qui ne devait pas faire
très plaisir aux nouveaux propriétaires.
Bon ! Séchez vos larmes et arrêtez vos lamentations ! Dehbia est revenue,
hors saison et bien après le Père Noël, mais elle est revenue, cédant aux appels,
et aux injonctions qu'elle recevait par S.M.S. Des appels où les mots,
lâcheuse, traîtresse, abandon d'orphelins, etc., revenaient inexorablement.
Alors, Dehbia, notre Dehbia, a entendu nos prières : elle nous est revenue, encore
mieux que Mathilde, en promettant de nous retrouver plus souvent. Mardi
dernier, 5 mars, elle a invité tous ses amis à une soirée "Raï", dans
une des nouvelles rues branchées du 11ème arrondissement.
Là, où des artistes comme
Yahiatène, Dahmane El-Harrachi, ou Salah Saadaoui, chantaient jadis l'errance
et l'exil. Le nom du lieu, et du chanteur importent peu, puisque nous étions
pour un soir "Chez Dehbia", mais je vous les donne quand même : il
s'agit du "Chat noir" (inutile de ricaner les Algérois) pour le
café-concert, et le chanteur est "Cheb Hocine". En tout cas, lui, il
a le droit au titre de "Cheb", puisqu'il porte encore beau, et qu'il
n'a pas besoin de travaux de réhabilitation et de ravalement de façade, comme
un certain ex "Cheb", ami, "à la vie à la mort d'jis!", du
vieil Enrico. Enfin, "Cinq dans l'œil des envieux !", et tant pis
pour les absents, et les misanthropes boudeurs, il y avait une ambiance
formidable, avec du monde, et du beau monde. Nous avons dansé pendant plus de
deux heures, Dehbia en meneuse de revue, et nous nous sommes réveillés le
lendemain avec des courbatures, mais le cœur chaud. "Cinq dans l'œil du
diablotin, qui sommeille à l'intérieur des gandouras!".
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