dimanche 19 mai 2013

Hommage




Un éclair de Lalmas dans la grisaille des Annassers


Au sein de l'équipe de Tixeraïne, on a tout de suite remarqué le talent d'un jeune joueur, au crâne rasé, chaussé de tennis, et avec des chaussettes tombantes, une habitude tenace. Ce joueur déroutait partenaires et adversaires, par ses dribbles, et ses accélérations. Autour de lui, les adversaires qui essayaient de l'arrêter tombaient comme des quilles.


Je ne me rappelle pas exactement de l'année, mais il me semble que c'est durant la saison de football 1965/1966, ou celle d'après, que ce titre a paru dans le quotidien "El-Moudjahid" : "Un éclair de Lalmas dans la grisaille des Annassers". Je ne me souviens plus si cet éclair journalistique est de Bachir Rezzoug, ou de Hocine Djebrane. Il n'y a pas lieu de susciter une dispute à propos de la paternité de ce titre : Bachir nous a quittés en 2008, et Hocine vieillit paisiblement, mais oublié de tous à quelques exceptions près, dans une maison de retraite médicalisée à Paris. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'ils étaient tout les deux de la race des grands du journalisme, cette race qui peine hélas à se régénérer au fil des âges. "Un éclair de Lalmas dans la grisaille des Annassers" : on en parle encore dans les chaumières où les "Arsène Lupin" (1) du journalisme n'ont pas eu accès. C'était effectivement un "éclair", puisque l'unique but avait été inscrit par l'unique Lalmas.

Cette phrase ne m'a jamais quittée, elle s'éclipsait parfois, mais elle revenait au petit trot chaque fois qu'elle rencontrait un titre, un entrefilet où figurait le mot "Lalmas", à qui du reste elle est liée à jamais. Je ne sais plus de quel match, il s'agissait, et seul l'intéressé serait en mesure de le préciser, mais il me semble bien que c'était un certain CRB-MCO, au stade des Annassers. Il faisait un temps gris et lourd, et la rencontre était à l'avenant, insipide et aussi ennuyeuse que peut l'être un match sans public chaleureux, et sans joueurs motivés. Pourtant, le CRB était un grand champion : deux ou trois saisons auparavant, il était passé de la peu enviable position de lanterne rouge à celle de leader, écrasant tout sur son passage.
La fulgurante remontée était due, en particulier, à l'explosion, d'un numéro "huit" que détracteurs et admirateurs surnommaient déjà "El-Kebch".
Certains disaient que c'était à cause de sa tonsure, et de son aspect physique général, rappelant un bélier. D'autres affirmaient qu'on le surnommait ainsi parce qu'il était comme un bélier lorsqu'il fonçait balle au pied sur les défenseurs adverses. C'est ce jeune "bélier" que Boudjema Karèche, l'ancien directeur de la cinémathèque, a vu pour la première fois en action au stade Kouba. C'était juste après l'indépendance, Boudjema jouait dans l'équipe de Ben-Aknoun, qui n'était alors qu'un petit village, et l'essentiel du football était représenté par les Oualiken, frères et cousins. Ils étaient six ou sept joueurs dans l'équipe fanion qui aurait pu s'appeler l'Espérance sportive des Oualiken, tant ces derniers étaient présents et actifs au sein de l'équipe.
Boudjema Karèche se souvient de ces premiers championnats interquartiers d'Alger : " Nous venions de battre l'équipe de Cheragas, qui était dans notre groupe, par 3 buts à 1, et tout à fait fiers de notre performance, nous nous étions installés dans les gradins du stade Kouba pour voir un match d'un autre groupe. C'était l'équipe de Tixeraïne qui jouait contre une autre formation, dont  je ne me souviens plus du nom, disons l'USBZ (2) pour ne pas réveiller de vieilles blessures. Au sein de l'équipe de Tixeraïne, on a tout de suite remarqué le talent d'un jeune joueur, au crâne rasé, chaussé de tennis, et avec des chaussettes tombantes, une habitude tenace. Ce joueur déroutait partenaires et adversaires, par ses dribbles, et ses accélérations. Autour de lui, les joueurs qui essayaient de l'arrêter tombaient comme des quilles. C'était Hacène Lalmas. Tixeraïne remporta la rencontre par 15 buts à 2, mais on se souviendra surtout que sur les 15 buts de son équipe Hacène Lalmas en avait marqué 13 !".
Heureusement pour l'orgueil de Boudjema, et surtout pour celui des Oualiken, que Ben-Aknoun n'eut pas à affronter Tixeraïne, lors de ce tournoi, sinon l'histoire n'aurait sans doute pas été racontée de la même manière. En 1964, sélectionné en équipe nationale pour la première fois, et entré en cours de jeu, il marqua un but splendide au grand Lev Yachine, gardien de l'équipe de l'U.R.S.S. Il n'a cessé, depuis, d'aligner des performances, et de réaliser des "éclairs", comme ces passes lumineuses à son compère Achour. Le truc était simple, mais le choix des défenseurs plus compliqué : il fonçait sur la ligne de défense balle au pied, attirant le maximum d'arrières autour de lui, puis il décalait son coéquipier, qui déclenchait son tir du gauche meurtrier. Sinon, avec un peut moins de défenseurs, pour le marquer, il arrivait à se retrouver en position de tir, et c'était le but assuré.
On se souviendra aussi de cette finale de coupe d'Algérie jouée en "deux manches et une belle" contre l'U.S.M.A., en coupe d'Algérie. Lalmas avait donné la victoire à son équipe du C.R.B, la victoire lors du troisième match décisif. Et puis, souvenons-nous de cette belle photo d'un grand hebdomadaire parisien montrant, Lalmas prenant une balle de la tête à Herbin (capitaine de Saint-Étienne et plus belle détente de France). La photo était ainsi légendée : "On a toujours admiré la détente de Robert Herbin, admirons celle de l'Algérien Hacène Lalmas".
Malgré toutes ces appréciations, et ces éloges, malgré les sollicitations des grands clubs français et européens, Lalmas n'a jamais été autorisé à s'expatrier comme joueur. C'est l'une des plus grandes injustices commises contre ce grand joueur, qui aurait mérité de finir sa carrière en éblouissant de sa classe la grisaille (climatique) des stades européens. Il aurait pu nous faire une crise de susceptibilité, et d'orgueil mal placé comme on en voit encore, ou jouer à reculons, mais comme il n'était pas un tricheur, il a continué. Que ce soit en sélections nationales, ou dans l'équipe de la police, il n'a cessé de se livrer à fond, et de faire chavirer les gradins.
Habitué aux clameurs de la foule, l'artiste du ballon rond, le magicien Lalmas, n'a sans doute pas supporté de tomber dans l'oubli, notamment celui des médias, prompts à tourner la page. En lisant dernièrement l'émouvant article que lui a consacré notre confrère Hamid Grine, j'ai été peiné de voir à quel point l'amnésie peut blesser, voire tuer. Et je me suis senti, quelque part coupable, aussi coupable que ceux qui l'ont empêché d'aller voir ailleurs si les pelouses étaient mieux entretenues, que ceux qui n'ont rien fait en 1970 pour lui faire gagner le "Ballon d'or" africain. Heureusement que les légendes n'ont pas besoin de nous, hommes politiques, décideurs, artistes ou journalistes, pour naître et renaître. Mais en attendant que cette merveille qui nous échappe prenne Ahcène Lalmas sous son aile, appelons-le à la rescousse de notre sport-roi. Dieu sait pourtant que notre football actuel, et ses dérives extra sportives auraient bien besoin d'un éclair de Lalmas dans la grisaille de ses stades.
Salah Arezki

(1)   La formule pour désigner ceux qui sont entrés dans le journalisme, par effraction, ou qui ont été infiltrés, est d'un ancien confrère, l'un des plus talentueux journalistes du non moins talentueux quotidien "La république". Il a décidé un jour de se retirer du circuit, et de prendre une retraite anticipée, et inexplicable, qui dure toujours, à notre grand regret.
(2)   Contrairement à ce qu'on pourrait croire, il ne s'agit pas de l'US Bouzaréa, mais de l'US Bezzef, ainsi surnommée par Boudjema, et consorts, à cause du "panier" de buts que cette équipe avait pris contre  Tixeraïne, et face à Lalmas.