Kiosque arabe
Le message des coupeurs de têtes
À Katia Bengana qui ne participera pas à la
célébration de la nationalisation des hydrocarbures, parce que les preneurs
d'otages d'In-Aménas l'ont assassinée le 24 février 1994.
Ahmed HALLI
Le poète syrien Adonis a des raisons d'être furieux et
inquiet, ces jours-ci, au spectacle des évènements qui se déroulent dans son
pays. Il y a de quoi se demander, en effet, si dans leur ardent désir de se
débarrasser de Béchar, les opposants syriens ne préparent pas une autre dictature,
plus sanglante. Autrement dit, les Syriens ne seraient-ils pas en train de se
jeter dans les bras de Scylla, en voulant éviter Charybde (1)? Des raisons
d'être en colère : le comportement des soi-disant révolutionnaires qui se
révèlent aussi sanguinaires, sinon plus, que le régime qu'ils combattent. En
même temps qu'ils assassinent, et imposent leur loi, qu'ils présentent comme
celle de l'Islam, ces nouveaux terroristes annoncent de quoi sera fait
l'avenir. Au début de ce mois, ceux qui se voient déjà comme les futurs maîtres
du pays ont procédé à leur première décapitation rituelle et symbolique, sur la
statue en buste du poète, et philosophe "Al-Maari". Cette statue a été érigée en l'honneur d'Abou
Al'ala Al-Maari, dans sa ville natale, qui lui a donné son nom, Maara, ou
"Maarat-Al-Nooman". Le petit monument, bien modeste eu égard à la
stature du poète, a été inauguré en 1944, en présence du gotha de la littérature
arabe de l'époque.
Réagissant à cette profanation, Adonis a déploré que les
intellectuels syriens qui sont dans l'opposition, ou dans la rébellion armée
n'aient pas réagi à une telle action. "On a coupé la tête à
l'intelligence, à la liberté, et à la démocratie. Et leur silence signifie
qu'ils ont peur ou qu'ils approuvent, et cette attitude, quelle qu'elle soit
est celle du pire", a-t-il dit. Adonis
a regretté que la "révolution" syrienne s'accompagne de violences et
de destructions. "La révolution ne se laisse pas aller à de tels actes,
a-t-il affirmé, et les réponses violentes à la violence du pouvoir ne sont pas
justifiables". Le poète a critiqué, aussi, l'absence de projet de société
clair chez les dirigeants de la rébellion, qui ne sont pas encore prononcés sur
la nature de l'État qu'ils veulent mettre en place. "Nous ne pouvons pas
établir la même loi pour tous si nous ne séparons pas la religion de l'État, nous
voulons la liberté, notamment pour les femmes, a-t-il encore affirmé. Si
j'étais en Tunisie, je serais dans les
rangs des militants comme Choukri Belaïd, pour la société civile et la laïcité".
Quant aux émules de l'autruche, ils vont encore minimiser l'incident, et
ignorer le message qu'il contient avec cet argument de toujours : qu'est-ce qu’un
buste décapité au regard des dizaines de Syriens qui meurent chaque jour sous
les bombardements?
Hasard, ou action concertée, le buste de Taha Hussein a
disparu, durant ce même mois de février, de la place qui porte son nom à
Minieh, sa ville natale. Un autre détail que rapporte le poète égyptien Hassan
Tewfik sur son blog : Tah Hussein avait participé à l'inauguration de la statue
dédiée à Al-Maari, et avait apporté sa contribution financière. Quant à son
impopularité dans les milieux islamistes, elle est aussi présente (2), quarante
ans après sa mort, que celle de Naguib Mahfouz, ou de Nasser. Si les coupeurs
de têtes syriens ont pu décapiter le pète "Al-Maari", sans soulever
beaucoup d'émoi, la disparition du buste du doyen de la littérature n'a pas
suscité l'indifférence. D'ores et déjà, des associations culturelles ont lancé
une souscription pour la réalisation d'une statue grandeur nature de Taha
Hussein, en lieu et place du buste disparu. Dans la même semaine, enfin, des
"inconnus" ont recouvert d'un "niqab", la statue de la diva
Oum-Kalsoum, dans sa ville d'Al-Mansourah, là encore un message clair et signé.
Parmi les injonctions des islamistes à la "nouvelle société
égyptienne", figure en bonne place celle de ne plus écouter ses chansons. Comme,
il ne s'agit pas d'un crime contre la personne, les auteurs de l'acte ont pris
soin de prendre des photos, et de les faire circuler sur les sites islamistes,
comme s'il s'agissait d'une bonne plaisanterie.
Comparés à la destruction des bouddhas de Banian, en
Afghanistan, des mausolées du Mali, et de Tunisie, les faits cités peuvent
paraître anodins, mais ils contiennent un avertissement sans équivoque :
gardez-vous d'écouter les poètes, les chanteurs, et d'entretenir le souvenir de
vos morts ! Gardez-vous, surtout de pratiquer une autre religion que celle de
vos parents, de nos parents, pour être plus exacts ! Ça ne vous interpelle pas
cette affaire d'évangélistes en Libye ? Quatre prêcheurs, d'origine hétéroclite
et diverse, qui sont arrêtés et accusés d'espionnage, sous prétexte qu'ils
veulent propager la foi chrétienne en terre d'Islam. Il est quand même navrant
de voir un tel manque de reconnaissance chez des gens que des puissances
chrétiennes ont aidé à prendre le pouvoir. La France n'est-elle pas la fille
aînée de l'Église, tout comme le roi d'Arabie est le serviteur des lieux saints
de l'Islam? Certes, le Qatar y était, puisqu'il a fourni l'argent, il en a
plein le gousset, qui reste toujours le nerf de la guerre. L'émirat a aussi
participé aux opérations, mais de façon supplétive et symbolique, en envoyant
quelques avions pour ne pas les voir rouiller au sol. Voilà encore un argument
de poids pour l'extrême droite européenne : "après avoir rétabli la
polygamie, la Libye fait la chasse aux évangélistes, quand elle ne tue pas de bons
chrétiens ".
A.H
(1) Charybde et Scylla, déesses de l'Olympe à l'origine, ont
été transformées en monstres et assignées à résidence dans le détroit de
Messine. Les marins étaient dévorés par le second, en tentant d'échapper au
premier. Le légendaire Ulysse est passé au travers, mais il y a des soucis à se
faire pour Adonis.
(2) Cette impopularité remonte en fait à 1927, date de la
parution du brûlot dans lequel Taha Hussein faisait la démonstration du
caractère apocryphe, voire falsifié, de la poésie préislamique. Ceci pour la
mettre en accord, avec la langue du Coran, selon son hypothèse. Il eut droit à
un procès retentissant, mais la justice de l'époque l'avait innocenté du crime
d'atteinte à l'Islam. Ce que les religieux fanatiques n'ont toujours pas fait.
Paru ce lundi dans "Le Soir d'Algérie"
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