jeudi 29 mai 2014

Le porteur a fait ses valises

A Jean-Louis Hurst,
né le 18 septembre 1935 à Nancy, mort le 13 mai 2014 à Paris, et inhumé le 16 mai 2014 à Alger.
En haut: Jean-Louis tel qu'on veut s'en rappeler.
En bas : l'inhumation au cimetière d'El-Madania


Je "zappe" souvent l'enterrement des mes ennemis, mais il aurait été malvenu pour moi de manquer l'inhumation d'un ami de tous les Algériens, et donc le mien, Jean-Louis Hurst, un aîné, un confrère talentueux. Nos chemins se sont souvent croisés, mais nous n'avons jamais eu le temps de nous asseoir pour causer, pour parler du pays, celui dont il avait rêvé. Nous étions nombreux, pas trop de mon point de vue, ce mercredi 15 mai 2014, pour accompagner J.L Hurst à sa demeure d'éternité, sur cette terre d'Algérie, dont l'accès lui avait été souvent contesté de son vivant, par des gens qui ne savaient pas, qui ne savent toujours pas. Il a aimé ce pays d'un amour, trop longtemps mal récompensé, souvent marqué par l'ingratitude des mémoires défaillantes. J.L Hurst, le "Frère des frères", comme il aimait à se présenter, repose désormais sur cette terre d'Algérie, en compagnie de sa femme, Heike, loin des vicissitudes de la vie, et des revers de fortune, dans ce petit cimetière où les rancœurs et les désespoirs n'ont pas droit de cité.
A ceux qui ne l'ont pas connu, qui ne l'ont pas lu, je propose ce texte qu'il a publié, il y a plus d'un quart de siècle, au lendemain des émeutes d'octobre 1988. Ce texte devrait servir de préface à la future biographie de Jean Louis Hurst qu'il faudra écrire un jour, car il nous dit tout de l'homme, et de ses engagements. 
ALGERIE, LA REVOLTE CONGENITALE

On s'étonne du silence des "porteur de valises" devant  la  boucherie d'Alger.  On  les somme  de parler. Je   vous le demande: vers qui voulez-vous que l'on crie ? Vers l'opinion française ? Aux heures sombres de la guerre d'indépendance, nous n'avons été qu'une poignée à lui tenir tête. Nous ne l'avons jamais vraiment réintégrée depuis. Aboyer avec les caniches pour constater que l'Algérie est devenue une dictature du tiers monde comme les autres ? Nous ne le savons que trop. Nous l'avons même subi dans notre chair dès le coup d'Etat de 1965. Des officiers algériens y maniant les électrodes aussi bien que les paras, comment s'étonner que leurs trouffions aient la gâchette de mitrailleuse facile par la suite ?
Le glissement a été constant: du retour au "sérieux" de l'étatisme, mettant fin à l'initiative que l'autogestion laissait aux travailleurs, au retour à la vérité du marc censée corriger les désastres de la planification bureaucratique. Dans les deux cas, la classe poli tique française a trou ce réalisme de bon augure, sans voir que sous Boumediène le peuple n'avait plus le droit de parler et que sous Chadli, il n'avait plus de quoi bouffer. Mais nos amis algériens de la  première heure, nos compagnons de prison, le voyaient-ils eux-mêmes ? est notre vrai drame. Il ne s'étale pas facilement au grand jour.
Ces "frères" ont tous été au pouvoir à un moment ou à un autre. Rares sont ceux qui n'ont pas changé, préférant l'exil ou la retraite au village pour ne pas se renier. D'autres aussi, peu nombreux, je le concède, sont devenus les  gardes-chiourme de leur peuple. Mais l'énorme majorité, elle, en est devenue complice, laissant acheter son silence par quelques poignées de pétrodollars et se consacrant calmement aux "affaires". Vivant en vase clos, entre Alger et Paris, c'est à peine si elle remarquait la poussée démographique de son indigénat local.
La jeunesse d'El Harrach et de Bab-El-Oued ne s'y est pas trompée. Bien que s'attaquant peu à la propriété privée, elle n'a pas raté quelques-uns de ses symboles les plus provocants, parmi eux la boîte de nuit des anciens dirigeants de la Fédération de France du FLN, la boutique de haute couture du responsable de la zone autonome qui tint tête à l'OAS, le "Fauchon" d'une héroïne célèbre de la bataille d'Alger. Et dire qu'ils s'attristaient entre eux du peu d'intérêt des nouvelles générations pour les anciens combattants ?
La sauvagerie des émeutes n'a fait que répondre à celle de la nomenklatura. "Sauvage", voilà bien le qualificatif qui revient dans toutes les analyses de nos nouveaux experts de la réalité algérienne : industrialisation "sauvage", libéralisme " sauvage", ou, aujourd'hui, répression "sauvage". Ce pays est-il inapte à la juste mesure?
Nous, ses amis, en avons fait aussi la lente expérience. Derrière le jeu diplomatique de ses dirigeants, l'humour contagieux de ses intellectuels, l'apparent conformisme de ses ruraux urbanisés, tout ce qui se cache en Algérie est extrême : la frustration, la mal vie, la médiocrité des aspirations. Elles renvoient à une origine peu commune: le plus terrible des laminages, la plus totale acculturation qu'un peuple n'ait jamais connus. Cela a duré cent trente-deux ans. Vous en souvenez-vous ?
Le sursaut a été à la mesure du dégât. On a cru ce peuple exceptionnel par sa ténacité dans la lutte de libération, par sa formidable disponibilité à l'indépendance. Eh bien, il l'est resté ! Peu de soulèvements dans le tiers monde ont eu des cibles aussi nettement politiques que celui de ce mois-ci. Mohammed Harbi a raison de le comparer à celui du 8 mai 1945. La jeunesse algérienne s'est dressée contre de "nouveaux colons".  C'est congénital. Peu de peuples ont gardé aussi viscéralement le sens de l'injustice, le mépris du mépris, cette exigence frondeuse de l'égalité entre les citoyens.
Le plus grabataire des "porteurs de valises" y perdrait ses rhumatismes!
Jean-Louis Hurst*
(*)  Dit  Maurienne,   fondateur  du  mouvement "Jeune résistance", d'insoumission à la guerre d'Algérie.

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